Compte-rendu de la rencontre avec SORJ CHALANDON du jeudi 24 septembre 2015 dans un salon de la librairie MOLLAT

Ce jeudi 24 décembre, dans le cadre du partenariat avec la librairie Mollat et dans celui de l’étude du nouveau thème au programme de Culture Générale « Je me souviens », un groupe d’étudiants de B.T.S. en Commerce International, Assistant de Management et Assurance ont eu le privilège de participer à un entretien privé avec l’écrivain Sorj Chalandon qui vient de publier son nouveau roman Profession du père au sein d’un des salons de la libraire Mollat. Cette rencontre fut riche en émotions intenses tant les propos de l’écrivain alliant la simplicité à la sincérité se sont révélés passionnants.

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Sorj Chalandon

Né en 1952, Sorj Chalandon est tout d’abord journaliste, grand reporter puis rédacteur en chef adjoint au quotidien Libération de 1974 à 2007. Il remporte le Prix Albert-Londres en 1988 pour ses reportages sur l’Irlande du Nord et sur le procès de Klaus Barbie. Par la suite, il devient écrivain. Il a publié 6 romans, tous couronnés de prix…

L’auteur a évoqué le poids de ses souvenirs intimes dans le processus de l’écriture. Le petit Bonzi, Mon traître, Retour à Killibegs, Le quatrième mur, Profession du père, chacun de ses romans revient, par le détour de la fiction, sur des traumatismes de son existence afin d’en faire le deuil : deuil de la souffrance du bégaiement, deuil de la trahison, deuil de l’effroi de la guerre, deuil enfin d’une enfance saccagée par la violence physique et psychologique d’un père mythomane.

Cette figure centrale de ce père destructeur, il en dresse un portrait terrible, sans impudeur aucune. Il raconte des anecdotes illustrant le climat pesant, voire asphyxiant d’un huis clos familial dans lequel le patriarche fait régner un climat de peur constante. Son fils le craint et l’admire tout à la fois. Il le suit dans ses délires et boit ses paroles. Le père dit avoir été chanteur, agent secret, parachutiste d’un régiment d’élite, professeur de judo, pasteur pentecôtiste ou encore ex-gloire du football français. Enfin, il lui avoue un jour être au service de l’Organisation armée secrète, qui milite pour maintenir l’Algérie française, et son fils va devoir l’aider : il doit participer à l’attentat visant à assassiner le général de Gaulle. Il doit être à la hauteur et ne pas le décevoir sous peine de sévices physiques. Et pourtant ce ne sont pas ces derniers qui ont le plus traumatisé l’auteur mais bel et bien ce climat d’insécurité et de mensonge, pesant et sclérosant car tout contact avec le monde extérieur était proscrit afin que ne puissent être trahis les délires du père.

Cette mise à nu, tout en retenue, sous le masque de la fiction, l’auteur n’a pu l’effectuer qu’après la mort de son paternel car, selon lui, il n’aurait pas compris. Sa mère, du reste, qui a lu son roman, a fait comme si de rien n’était et a simplement demandé qu’il n’en soit plus jamais question. Seul son frère, qui a partagé son enfance de misère, a pleinement adhéré au projet et ce d’autant plus que c’est en partie grâce aux souvenirs de ce dernier d’une acuité remarquable que l’auteur a pu faire remonter à la surface de sa conscience des faits simplement oubliés ou refoulés car trop éprouvants pour certains.

Cela nous montre le caractère sélectif de la mémoire. Mémoire qui n’est pas sans danger car faire rejaillir des souvenirs douloureux c’est prendre le risque de se laisser submerger par la souffrance. Pour éviter cela, l’auteur a recours à deux tactiques : la première consiste à éviter le pathos, l’écriture est épurée de toute larme, chaque mot est soigneusement choisi avec un souci constant d’assécher au maximum la rédaction en supprimant les termes superfétatoires, le but étant de « raconter les faits avec le dépouillement qui sied aux grandes douleurs ». La seconde technique est celle du recours à la fiction. L’auteur prend une identité d’emprunt afin de mettre à distance l’insupportable, le roman devient à la fois « son armure et son glaive », un moyen de sublimer ce qui aurait dû/pu le détruire par l’entremise de l’art, un moyen de reprendre possession de soi-même, de ce moi éclaté, celui du fils martyrisé par son père, celui de l’ami trahi par son mentor irlandais, celui du témoin des massacres de Sabra et Chatila qui ont eu lieu à Beyrouth au Liban en 1982.

Outre le rôle protecteur, le recours à la fiction permet donc aussi à l’auteur d’exorciser ses douleurs anciennes tout en les tenant à distance. Ancien grand reporter, le journaliste Sorj Chalandon, pendant plus de 25 ans, ne sait pas autoriser le droit de prendre la parole en son nom pour exprimer sa sidération devant les monstruosités vues et vécues. Il s’en explique simplement : « Un journaliste ne dit pas « je », il est là pour rapporter la colère, la souffrance des autres et non pour parler de ses problèmes existentiels. Pendant toutes ses années de guerre, je n’ai jamais parlé de mon désarroi et j’ai laissé parler les autres. Au bout de vingt-cinq ans de journalisme, la même personne, c’est-à-dire moi, à travers l’écriture de romans, s’autorise à faire sortir, de sa tête, de son corps, de son ventre, tout le poison inoculé par la guerre. Lors d’une guerre, on laisse des lambeaux de nous partout, même si on est sans blessure apparente, il nous manque des choses. Pour s’en sortir, ceux qui sont peintres peignent, les musiciens chantent, d’autres deviennent fous, d’autres se pendent. »

Sorj Chalandon, lui, a choisi l’écriture de fictions, superbe revanche du fils martyrisé par un père mythomane qui a réussi à se construire contre cette figure tutélaire dont il a repris certains codes pour mieux les inverser : le père détournait la réalité pour vivre dans un monde fictif asphyxiant et stérile, le fils, au contraire, se sert de la fiction et sert la fiction pour mieux exorciser ses démons, faire triompher la vie et la création.